21

 

Thomas frappa à la porte.

La réponse tardant à venir, il laissa son regard errer par la lucarne. Le ciel avait perdu sa clarté aveuglante à l’approche de la nuit. Un nuage violet fendu en son milieu s’étirait d’un bord à l’autre de l’ouverture. On se serait cru devant le rideau d’un théâtre.

Il frappa à nouveau.

— Jeanne ?

Un bruit de papier froissé lui parvint.

— Une minute, répondit-elle.

Il fixa le sol.

— Allez, quoi, descendez. On a fait un feu dehors. (Il marqua une pause.) Je… hum, je suis venu m’excuser à propos de mon attitude autoritaire de cet après-midi. Je ne voulais pas vous donner des ordres. (Il essaya de prendre une voix détendue.) Vous pourrez vous venger en m’infligeant un châtiment corporel, si vous voulez. La flagellation fesses à l’air, ça ira ?

Normalement, ça devait la faire sourire. L’autodérision, ça marchait toujours. Il guetta une réaction, mais aucun son ne lui parvint, comme si Jeanne s’était arrêtée pour l’écouter.

— D’accord, reprit-il, « faites ci, faites ça », ça devait être lourdingue à entendre. Mon ex-femme répétait tout le temps que j’étais un tyran.

Jeanne ouvrit la porte.

— Parce que vous avez été marié ?

Thomas se retrouva à quelques centimètres de son visage.

— Trois mois. C’était il y a longtemps.

— Je parie que c’est elle qui est partie.

— Elle m’a flanqué dehors. L’appart était à son nom.

Il l’examina. Elle avait les yeux rouges et tenait une brochure froissée enroulée dans sa main. Il désigna le papier.

— Vous comptez me fracasser le crâne avec ce truc ?

— Si je voulais vous fracasser le crâne, ce serait déjà fait.

Tom en profita pour observer l’intérieur de la pièce. Elle comportait deux matelas posés par terre, une chaise et une bassine en plastique. Un poster jauni des différentes positions du Kama-sutra était scotché au plafond. Il hocha la tête d’un air appréciateur.

— Sympa, votre chambre. Dans la mienne, un trou dans le mur donne directement sur les chiottes. Vous devriez venir voir ça. Un panorama pas croyable.

Jeanne réduisit l’ouverture, le forçant à reculer. Il remarqua d’autres brochures étalées sur le sol.

— Vous bouquinez ?

— C’est pas vos affaires.

— Vous devriez descendre. Elizabeth a préparé un chili…

— Je déteste ça ! Comme je hais cette chambre, cet endroit ! (Le regard de Jeanne s’embua.) La chance était de mon côté, elle l’était, bon sang, j’avais la main ! Pour une fois, c’était tombé sur moi…

Il comprenait ce qu’elle voulait dire.

— La chaîne vous a refilé vingt mille dollars, dit-il. C’est déjà pas mal.

— J’aurais pu obtenir beaucoup plus. Vous avez vu les journalistes ? Ils étaient prêts à monnayer la moindre de nos déclarations. Si seulement l’émission avait eu lieu, on aurait tiré un max rien qu’en interviews.

— Vous parlez comme si vous aviez déjà tout claqué.

Elle baissa les yeux.

— La roue peut encore tourner, ajouta-t-il.

Elle le repoussa.

— Ouais, c’est ça, Lincoln.

La porte lui claqua au nez.

— Comme si vous y connaissiez quelque chose.

 

Thomas redescendit l’escalier, traversa la salle principale du Pink’s et sortit sur l’arrière. Les autres n’avaient pas voulu s’installer côté rue. Trop pénible, selon eux. L’arrière-cour – cent mètres carrés d’herbe rase et de déchets variés – était encore préférable à la contemplation déprimante de l’épave du bus. Ils n’avaient pas tort.

Il s’avança pour réchauffer ses mains à la lueur du feu. La température extérieure ne rendait pas la chose nécessaire, mais il trouvait que le geste avait quelque chose de réconfortant.

— Jeanne arrive ? demanda Nina.

Il haussa les épaules.

Peter n’avait pas bougé du vieux siège auto – une chose en skaï rouge crevée par une paire de ressorts – où il s’était installé. Ses yeux fixaient le feu. À côté était allongée Karen, la nuque calée contre la cuisse de Cameron, au milieu des cadavres de jus de lychees qu’ils venaient de descendre. Léonard marchait un peu plus loin, guettant les étoiles naissantes. Quant à Kaminsky, Pearl et son pompiste de fan, aucun d’eux n’était réapparu.

Cameron lâcha un rot sonore.

— À la vôtre !

— Vous êtes répugnant, dit Elizabeth.

La jeune femme surveillait le contenu de sa poêle d’où montait une odeur de chili.

— Hé, c’est la nature !

— Ce n’est pas une raison pour être grossier.

— Peut-être qu’on devrait le punir ? suggéra Karen.

Cameron sourit.

— T’oserais faire du mal à un superbe spécimen de Floride tel que moi ?

— D’où, exactement ?

— Naples, sur la côte Ouest. Royaume des rupins et des golfeurs. (Il rajusta des lunettes de soleil imaginaires.) Je connais tous les bons coins de pêche, figure-toi. Les spots de plongée, les plages pour le surf et même les petites criques où s’envoyer en l’air. C’est moi le prince de la côte, baby !

— Vous gagnez bien votre vie ? demanda Elizabeth, surprise de s’entendre poser une telle question.

— J’ai une bonne petite affaire d’excursions en mer. Deux mille par semaine à la haute saison, sans forcer. Et ça demande qu’à grimper. Devriez venir me filer un coup de main : en bikini sur mon bateau, vous feriez un malheur.

Elizabeth esquissa un sourire.

— Bon, lâcha Karen avec une pointe de jalousie. À part ça, où sont passés les autres ?

— Moi je sais, dit Nina.

Les têtes se tournèrent vers elle.

— Ils sont au lit. Tous les trois. Pearl est venue me demander des préservatifs. Je lui ai indiqué la bonbonnière sur le comptoir du Pink’s. Elle est repartie avec – tenez-vous bien – une poignée entière.

Cameron s’esclaffa.

— Nom d’un chien ! Cette fille récupère à peine, qu’elle a déjà les fesses en action !

Elizabeth lui fit les gros yeux en désignant Peter, mais l’enfant ne semblait pas avoir entendu. Elle tendit une cuillère à Thomas, qui trempa ses lèvres dans le liquide. La saveur des tomates et du lard lui parut extraordinaire, tellement il avait faim.

— Jeanne est fâchée ? demanda Elizabeth.

— Elle se met facilement en colère. Surtout si on lui demande de bosser. Marrant, non ? Elle est serveuse, après tout.

— Non mais je rêve ! Parce qu’elle est serveuse elle devrait jouer les boniches ! Vous les hommes, vous avez une fichue tendance à nous refiler le rôle !

Cameron leva un doigt.

— Dure loi de la supériorité masculine.

— Des clous ! rétorqua Elizabeth. Si les femmes cuisinent, lavent vos chemises et s’occupent de vos enfants c’est uniquement par amour ! Et lorsque l’amour s’en va, elles continuent de le faire par sens du devoir. Parce qu’une femme préfère que sa maison soit bien tenue, même si c’est la dernière chose qui lui reste dans la vie !

Elizabeth avait brutalement reposé sa poêle. Thomas remarqua que ses mains tremblaient.

— Ça va, dit-il. Ne vous mettez pas dans un état pareil. En fait, je m’étonnais de l’attitude de Jeanne pour une autre raison.

Lenny s’était rapproché pour écouter.

— Tout à l’heure, dans sa chambre, elle lisait des revues sur les jeux de casino.

— C’est une accro, dit Nina. Ça la fascine drôlement.

— Ou la dégoûte.

— Je ne vous suis pas.

— Sa lecture était un guide, un classique de l’association Les Joueurs Anonymes. Le genre qui vous aide à décrocher.

Thomas repensa au thème initial de l’émission. Les secrets des candidats.

— Peut-être que Jeanne suit une thérapie. Qu’elle s’entraîne à ne pas jouer, justement.

— Ça expliquerait sa nervosité, suggéra Karen.

— Je pense surtout qu’elle est malheureuse, dit Elizabeth. C’est pour ça qu’elle est agressive.

— Pas malheureuse : malchanceuse, Barbie.

Jeanne se tenait derrière eux, les poings crispés sur la fameuse brochure.

— De la chance, j’en ai jamais eu. Fric, famille, domicile : j’ai plus rien.

— Jeanne, fit Nina. On ne savait pas que tu étais là…

— Oh, boucle-la, Rodriguez. J’en ai marre des mensonges, de toute façon.

Elle jeta le magazine dans les flammes et le regarda se consumer. Sa voix se brisa.

— Vous savez, je ne suis pas vraiment serveuse. (Ses yeux étaient brillants de larmes.) En fait, je ne suis même pas Jeanne Leblanc.

L'Oeil De Caine
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